SAMEDI APRÈS LE MERCREDI DES CENDRES

Station à Saint Tryphon (S. Augustin)
     
Récompense et consolations pour le Carême.
     
1. Récompense et consolations. — Aujourd’hui est une pause dans le travail du Carême. Les trois premiers jours, l’Église nous a décrit, à grands traits, notre tâche : jeûne, aumône, prière. Peut-être sommes-nous un peu découragés en raison du but élevé et de notre faiblesse. L’Église vient à notre secours. Elle nous montre la récompense, mais aussi la force efficace. La leçon (la continuation de celle d’hier) montre aux enfants de Dieu de vastes perspectives : “ Ta lumière se lève dans les ténèbres ”, ton âme est “ comme un jardin arrosé, comme une source d’eau dont.l’eau ne s’en va pas “, “ tu es un constructeur du temple de Dieu, tu es élevé au-dessus des profondeurs de la terre et nourri de l’héritage de Jacob. ” Que signifie cela ? La lumière en toi est la vie divine ; l’âme ressemble au paradis dans lequel croissent les fleurs des vertus et mûrissent les fruits des bonnes œuvres, où fleurit la vie intérieure. La troisième image est particulièrement profonde : “ Tu poses des fondements pour les races à venir “, tu travailles à la construction du royaume de Dieu. Chacun de nous est une pierre dans les murs de ce temple, mais mieux encore, chacun est, en même temps, une pierre d’attente sur laquelle s’appuiera une nouvelle construction. Pensons aux saints dont l’exemple continue l’action efficace à travers les siècles. Voulons-nous, nous aussi, être des constructeurs ? Notre travail de Carême peut être utile à un grand nombre. La dernière image nous conduit donc déjà dans le ciel. Nous autres chrétiens, nous sommes invincibles, nous n’avons rien à craindre, pourvu que nous évitions cette seule chose : le péché. Quand les Juifs entrèrent dans la terre promise, ils furent invincibles aussi longtemps qu’ils gardèrent la fidélité envers Dieu. Il en sera de même pour nous.
     
L’Évangile nous offre une grande consolation. L’image est saisissante. Les Apôtres rament. avec le vent contraire et ne peuvent avancer ; pendant ce temps, le Christ prie sur la montagne ; puis il vient, à la quatrième veille de la nuit, dans la barque ; la traversée devient alors facile jusqu’à la rive du lac. C’est l’image de notre vie. Nous ramons dans la barque de notre vie avec le vent contraire et, apparemment, nous n avançons pas. Nous nous plaignons : je ne fais pas de progrès. C’est la vérité, l’enfant de Dieu navigue toujours contre le vent. La chair, le monde, Satan unissent leurs forces contre nous. Et cependant là-haut, sur la montagne céleste, quelqu’un prie pour nous : le Christ, notre médiateur auprès du Père. Cette prière du Christ sur la montagne est aussi la prière du Christ mystique, de l’Église. Cela n’est pas encore tout ; à la quatrième veille de la nuit, le Christ vient lui-même dans la barque de notre vie ; à la messe, il est vraiment là, il vient en personne ; avec son secours, tout est facile. Avec son secours, nous accomplirons la difficile traversée du Carême et nous débarquerons heureusement sur la rive de fête de Pâques.
     
2. La messe (Au divit) ne forme pas, à proprement parler, une unité complète. Les anciens missels n’indiquent pas de messe pour aujourd’hui, parce que la vigile du premier dimanche de Carême était célébrée pendant toute la nuit suivante et que, par suite, il n’y avait pas de messe le matin du samedi. La messe d’aujourd’hui n’a pas de chants propres (ils sont empruntés à la messe d’hier). Les lectures semblent provenir d’une antique messe de vigile (elles traitent de la nuit et de la vigile). De même, l’église de station a changé bien des fois. L’église de Saint-Tryphon, citée dans le missel, n’existe plus depuis le XVIIIe siècle ; son héritage a été recueilli par l’église de Saint-Augustin, qui se trouve dans le voisinage de l’église de station. On y transporta aussi les reliques de saint Tryphon martyr (v. 10 novembre). Dans la chapelle à gauche du chœur, reposent les reliques de sainte Monique, qui y furent amenées d’Ostie. C’est donc un temple vénérable. L’Évangile raconte à la fin que la foule pressait Jésus et qu’on touchait ses vêtements pour être guéri. On rapporte volontiers ce passage aux miracles accomplis par le contact des reliques des saints martyrs.
     
3. Prière des Heures. — Saint Bède le Vénérable donne une belle explication de notre Évangile : “ La peine qu’ont les disciples à ramer et le vent contraire signifient les nombreuses peines de la Sainte Église ; au milieu de la tempête déchaînée, elle fait tous ses efforts pour arriver au repos de la céleste patrie dans un havre sûr. C’est pourquoi il est dit justement que le bateau se trouvait au milieu de la mer, mais qu’il (le Seigneur) était seul sur la terre ; car parfois l’Église est l’objet, de la part des incrédules, de telles tribulations, qui non seulement la saisissent, mais encore la souillent, que, s’il était possible, on pourrait croire que son Sauveur l’a entièrement abandonnée. C’est pourquoi, au milieu des vagues du monde hostile et des tentations de l’enfer qui l’assaillent, elle crie d’une voix suppliante : “ Pourquoi, Seigneur, demeures-tu si loin, pourquoi caches-tu ta face dans le temps de détresse ? ” (Ps. 9.)
     
Ici, l’Église nous indique comment nous devons réciter les psaumes de prières)... Cependant il n’oublie pas la prière des pauvres et ne détourne pas son visage de ceux qui espèrent en lui. Au contraire, il fortifie ceux qui combattent contre l’ennemi et il couronne les vainqueurs éternellement. C’est pourquoi il est écrit qu’il les vit, alors qu’ils faisaient effort avec leurs rames. Oui, le Seigneur voit ceux qui luttent sur la mer, bien qu’il soit lui-même sur le rivage. Quand bien même il semblerait retarder quelque temps son secours, il les fortifie cependant en considération de sa bonté, pour qu’ils ne se découragent pas dans leurs tribulations. “
     
4. La valeur du jeûne. — Le jeûne est-il véritablement quelque chose de si précieux ? Toutes les fois que je réfléchis à la valeur d’un exercice religieux, je considère la vie terrestre du Sauveur. Il est la norme de notre vie et il a vécu parmi les hommes afin de nous enseigner ce que doit être notre vie intérieure et extérieure. Le Christ a lui-même beaucoup jeûné et, dans son enseignement, il a donné une grande valeur au jeûne. Rappelons seulement son jeûne de quarante jours au début de son ministère public. (Au commencement du Carême, l’Église veut, une fois encore, graver ce souvenir profondément dans notre cœur ; notre jeûne doit donc se faire à l’imitation du Christ et en union avec lui).
     
Songeons à la réponse mystérieuse, mais significative, du Seigneur. Lorsque les disciples virent qu’ils ne pouvaient guérir l’enfant possédé et en demandèrent la raison : “ Pourquoi ne pouvons-nous pas chasser le démon ? “ Jésus leur répondit : “ Cette espèce ne peut être chassée que par la prière et le jeûne” (Marc IX, 29) Cette parole du Seigneur m’a toujours beaucoup impressionné. La prière et le jeûne sont donc des moyens extraordinaires, disons même des moyens violents, qui réussissent quand les moyens ordinaires échouent, surtout contre l’enfer.
     
Songeons à une autre parole de Jésus. Quand les disciples de Jean firent au Seigneur ce reproche : “ Pourquoi tes disciples ne jeûnent-ils pas ? ” il répondit : “ Les amis de l’Époux peuvent-ils jeûner tant que l’Époux est parmi eux ? Tant qu’ils ont l’Époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Des jours viendront, certes, où l’Époux leur sera enlevé. Alors, dans ces jours, ils jeûneront “ (Luc V, 35). Cette parole aussi est très significative. La venue du Christ parmi les hommes était une fête de noces, le jeûne alors n’était pas de saison. Les jours qui suivent le départ de l’Époux, sont, d’après la volonté du Christ, des jours de jeûne. Ainsi donc le jeûne du vendredi, le jeûne de la Semaine Sainte est un jeûne voulu par le Christ.
     
Citons encore une troisième parole du Christ, qui éclaire le jeûne sous un autre aspect. Le Seigneur caractérise, un jour, le Baptiste et lui-même par ces mots : “ Jean est venu, il ne mangeait pas et il ne buvait pas, et on disait : il est possédé. Le Fils de l’Homme vient, il boit et mange, et on dit : voici un viveur et un buveur. “ C’est encore là une parole importante. Jean est un homme mortifié, un ascète, qui jeûne toute sa vie. Il n’en est pas de même du Christ ; sa manière de vivre ne vise pas exclusivement aux privations et à la mortification, mais à la jouissance ordonnée de la vie. Nous apprenons donc, encore, du Sauveur que le jeûne n’est qu’une exception et ne doit pas être la règle dans la vie chrétienne.
     
Pour compléter le tableau, rappelons encore le Sermon sur la Montagne, dans lequel Jésus parle des trois exercices importants de la piété : de la prière, du jeûne et de l’aumône. Il les recommande, mais il nous met en garde contre les déformations pharisaïques.
     
Si donc nous voulons tirer, des enseignements de Jésus, les points principaux concernant le jeûne, ce sont les suivants : 1. Le jeûne est un moyen particulièrement puissant contre les influences de l’enfer (d’où le jeûne du Carême) ; 2. Le jeûne doit être pratiqué en mémoire de la mort du Christ (vendredi, Semaine Sainte) ; 3. C’est une exception dans la vie chrétienne et non un exercice régulier ; 4. Cependant, en tant qu’exercice de piété, il mérite de prendre place à côté de la prière et de l’aumône.
     
Et maintenant, demandons-nous comment l’ancienne Église a pratiqué le jeûne. J’ai devant les yeux un écrit vénérable du premier siècle du christianisme : la Doctrine des douze Apôtres ou Didaché. Il y est question du jeûne : “ Vous jeûnerez le mercredi et le vendredi “, à la différence des Juifs qui “ jeûnent le lundi et le jeudi “. On lit plus loin : “ Avant le baptême, celui qui baptise et celui qui va être baptisé jeûnent, ainsi que quelques autres, s’ils le peuvent ; ordonne à celui qui va être baptisé de jeûner un ou deux jours avant. “ Nous apprenons ainsi, d’une manière très précise, que, environ 90 ans après le Christ, le jeûne était pratiqué dans l’Église dans toute son extension. Remarquons que le jeûne n’était pas, comme pour nous, l’abstinence de viande ou un unique repas complet, mais qu’on l’entendait comme une abstinence complète de nourriture.
     
Je pourrais maintenant citer les Pères de l’Église. Il n’en est pas un seul qui n’ait recommandé fortement le jeûne. Dans le bréviaire, nous lisons, par exemple, un sermon de saint Basile (+379). Il parcourt toute l’histoire sainte et nous montre comment le jeûne a produit de grandes actions, alors que l’intempérance a causé de grands malheurs.
      
Si nous voulons enfin interroger les textes liturgiques au sujet du jeûne, nous ne pourrons trouver que des éloges. Mais l’éloge le plus beau et le plus concis est celui que contient la Préface du Carême. Ce ne sont que trois phrases, mais des phrases pleines de sens : “ Par le jeûne corporel, tu réprimes les vices, tu élèves l’esprit ; tu confères la vertu et les récompenses. “ Il y a dans ces paroles toute une philosophie du jeûne.