LUNDI DE LA SEMAINE SAINTE

Station à Sainte-Praxède
              
Madeleine et Judas.
         
C’est une particularité de la liturgie romaine d’aimer à compter les jours qui nous séparent d’une grande fête. Dès le quatrième dimanche de Carême, nous l’entendons nous dire : Pâques est proche. Le dimanche de la Passion, elle disait : dans quatorze jours. Elle dit, aujourd’hui : “ Six jours avant Pâques ”. Les antiennes directrices de ces trois jours ne sont pas tirées de l’Évangile du jour, mais nous représentent quelque scène de la Passion. L’intention de l’Église est de nous faire vivre toute la journée dans la pensée de la Passion du Seigneur.
“ Père, glorifie-moi près de toi de cette gloire que j’avais avant que le monde fût créé ” (Ant. Bened.).
“ Je ne détourne pas mon visage de ceux qui m’insultent et me couvrent de crachats ” (Ant. Prime).
“ Ils ont payé comme prix, pour moi, trente pièces d’argent et c’est à cette mince somme que j’ai été estimé ” (Ant. Sexte).
“ Tu n’aurais pas de pouvoir sur moi s’il ne t’avait pas été donné d’en-haut ” (Ant. Magn.).
Mais le mystère principal du jour, c’est l’onction de Madeleine.
            
1. La messe (Judica). — L’église de station était jadis l’église “ de fasciola ”. D’après une antique légende, cette église rappelait la fuite de saint Pierre au moment de la persécution romaIne. D’après la légende, au premier mille sur la voie Appienne, la bande (fascia), qui enveloppait les pieds de l’Apôtre blessés par les chaînes, se détacha. A ce moment, apparut le Seigneur et Pierre lui demanda : Domine, quo vadis : Seigneur, où vas-tu ? Jésus répondit : Je vais à Rome me faire crucifier de nouveau. A ces mots, Pierre retourna sur ses pas et rentra dans la ville. Sous l’autel, reposent les corps des saints martyrs, Nérée, Achillée et Domitille. Plus tard, on transporta la station à l’église de Sainte-Praxède. Sainte Praxède était une vierge qui se consacra tout entière aux œuvres de charité et à l’assistance des martyrs : “ Elle cachait les uns dans sa maison, elle exhortait les autres à confesser courageusement leur foi, elle ensevelissait les morts ; à ceux qui languissaient dans les prisons, elle apportait le nécessaire. Ne pouvant plus supporter de voir l’oppression des chrétiens, elle pria le Seigneur de l’enlever de cette vallée de larmes. Elle fut exaucée. Le Seigneur l’appela à lui pour lui donner la couronne céleste en récompense de sa charité et de sa piété ”.
             
La messe est entièrement dominée par le thème de la Passion. Les chants, les oraisons, les lectures parlent tous de la Passion et de la mort du Seigneur. Dès l’Introït qui, comme presque tous les chants (Grad., Comm.), est emprunté au psaume 34, nous implorons, avec le Christ, le secours de Dieu contre les oppresseurs impies. Le Christ lui-même s’est appliqué ce psaume (Jean, XV, 25). Ce psaume est aussi une malédiction contre Judas, le traître. Au reste, la liturgie nous présente aujourd’hui deux figures qui sont en relation étroite avec la Passion. L’une doit servir à nous consoler ; l’autre est pour nous un sérieux avertissement. Ces figures forment un saisissant contraste, c’est Madeleine et Judas. Jésus est dans la maison de Lazare. Marie-Madeleine oint ses pieds pour sa “ sépulture” et les essuie avec ses longs cheveux. Judas se montre mécontent et Jésus le réprimande. Ce blâme acheva de déterminer Judas à la trahison. Ce repas fut donc important. Ce fut un repas mortuaire qui amena la mort (Judas) et prépara la sépulture (Madeleine). Jésus donne son corps à tous les deux. A Madeleine pour l’onction et à Judas pour le baiser perfide ; il le donne aux bons qui l’entourent d’affection et de respect ; il le donne aux méchants qui le crucifient. C’est ce qu’il exprime lui-même, d’une manière saisissante, dans la Leçon : “ Je donne mon corps à ceux me frappent et mes joues à ceux qui me déchirent, je ne détourne pas mon visage de ceux qui m’insultent , et me couvrent de crachats ”.
                   
Cela s’applique aussi à son corps mystique. Le Christ parcourt de nouveau la voie douloureuse à travers les temps et il abandonne encore son corps aux onctions des Madeleines comme aux baisers perfides des Judas ; il laisse frapper et déchirer son visage, saint Augustin nous explique comment nous devons oindre son corps : “ Oins les pieds de Jésus par une vie agréable à Dieu. suis la trace de ses pas ; si tu as du superflu, donne-le aux pauvres, et tu auras essuyé les pieds du Seigneur ”. Nous pouvons ainsi consoler le Christ dans sa vie mystique. Il reçoit tant de baisers de Judas par les péchés des chrétiens ! Sainte Praxède, qui consacra tout son bien à secourir les pauvres, oignit, elle aussi, les pieds du Seigneur. Ainsi l’Évangile rend hommage à la vierge romaine. Au Saint-Sacrifice, nous prenons part au banquet mortuaire du Seigneur, et, à l’Offrande, nous voulons “essuyer les pieds du Seigneur”.
               
Madeleine et Judas accompagnent le Sauveur souffrant pendant toute la Semaine-Sainte. Le mercredi, Judas va trouver les princes des prêtres pour négocier sa trahison, pendant que Madeleine sert le Seigneur dans sa maison ; le jeudi, Judas demande avec insolence : Est-ce moi ? et, le soir, au jardin des Oliviers, donne à Jésus un baiser de traître. Madeleine, de son côté, a pris congé de Jésus en pleurant. Le vendredi, Judas jette dans le temple ses trente pièces d’argent, puis va se pendre dans la gorge d’Hinnon. Madeleine est du petit nombre de fidèles qui restent auprès de la Croix dont elle embrasse le pied. Le dimanche, Madeleine est la première messagère de Pâques ; elle est la première à voir le Sauveur et à entendre sa voix qui lui dit doucement : Marie ! Où est l’âme du malheureux Judas ?
                   
Le Seigneur suit aussi sa voie douloureuse à travers notre vie pécheresse. Il y a deux âmes en nous, une âme de Judas et une âme de Madeleine. La première est la cause de sa Passion, c’est une âme traîtresse, toujours prête à l’apostasie, au baiser de Judas... Qui peut dire qu’il n’a pas en lui cette âme de Judas ? L’âme de Madeleine console le Seigneur sur sa voie douloureuse. Puisse le temps de Carême, que nous achevons heureusement, grâce à Dieu, nous permettre d’étouffer en nous l’âme de Judas et de fortifier l’âme de Madeleine !
                
2. L’office des Ténèbres. — L’ami de la liturgie consacrera tous ses moments libres à se préparer à la célébration de la Semaine Sainte. Dans les communautés, la préparation est certainement depuis longtemps en train. Les pasteurs des âmes ont dû, au cours du Carême, expliquer à leurs paroissiens le contenu spirituel de la Semaine Sainte. Il est absolument nécessaire, pendant ces deux jours, de prendre les dernières dispositions. Examinons aujourd’hui les matines des trois derniers jours, l’office des “ Ténèbres ”.
              
Que sont les matines ? C’est une partie de la prière ecclésiastique, du bréviaire. C’est la prière de nuit de l’Église ; elle est consacrée à la méditation du mystère du jour suivant. Les sentiments et les pensées de l’Église, dans un jour liturgique, sont exprimés par elle aux matines. Or, les trois derniers jours de la Semaine Sainte étant pour les chrétiens les plus riches en événements de l’année, nous comprendrons que les matines de ces trois derniers jours doivent avoir un riche contenu. De fait, elles comptent parmi ce qu’il y a de plus beau et de plus touchant dans le trésor des prières de l’Église. Les matines de ces trois jours forment trois parties du drame de la Passion. La première partie est constituée par les matines du Jeudi Saint. C’est l’entrée dans le grand drame. La pensée principale de ces matines, c’est la Passion intérieure du Christ, la Passion dans ses causes... Les scènes dominantes sont : la scène du jardin des Oliviers, la trahison de Judas et l’institution de la sainte Eucharistie. La seconde partie est constituée par les matines du Vendredi Saint. C’est le paroxysme du drame, le drame même de la Croix. L’action se passe sur le Golgotha. Ces matines sont aussi les plus saisissantes et les plus tristes de toutes.
             
La troisième partie amène déjà une détente. Les matines du Samedi Saint respirent le calme après la tempête et s’élèvent peu à peu à l’espoir de la Résurrection, mais reviennent aux lamentations de deuil à la vue des plaies saignantes du grand mort.
               
L’espace nous fait défaut pour approfondir les beautés de ces matines. Signalons seulement les Lamentations et les Répons. Les Lamentations sont des chants douloureux, dans lesquels le Prophète Jérémie déplore la destruction de Jérusalem et la déportation du peuple. Dans les Matines, ces Lamentations expriment la douleur contrite de l’humanité repentante, de l’épouse infidèle pour laquelle l’Époux souffre et meurt. Dans les Lamentations, l’Église veut nous montrer, à tous, l’image de notre âme, afin que nous puissions reconnaître l’horreur et le malheur du péché. C’est pourquoi chaque chant se termine par cet appel saisissant : “ Jérusalem, Jérusalem, convertis-toi au Seigneur, ton Dieu ”. Les Lamentations sont chantées sur une mélodie mélancolique. L’origine de cette mélodie se perd dans la nuit des temps ; peut-être faut-il la chercher dans l’antiquité judaïque. Cette mélodie grave, traînante, dont les phrases se répètent sans jamais lasser, a touché et ébranlé des milliers de cœurs, et les artistes ne cessent d’en être frappés d’admiration.
“ Comment donc est-elle assise, solitaire, cette cité autrefois si peuplée ?
Elle est maintenant comme une veuve la maîtresse des nations.
La princesse des provinces est devenue tributaire...
0 vous tous qui passez par le chemin, faites attention et voyez
S’il est une douleur semblable à ma douleur...
A qui te comparerai-je, à qui t’assimilerai-je, fille de Jérusalem ?
Qui placerai-je à côté de toi pour te consoler, vierge de Jérusalem ?
Qui placerai-je à côté de toi pour te consoler, vierge fille de Sion ?
Car grande comme la mer est ton affliction ”.
Après les Lamentations, on aime aussi à chanter solennellement les Répons. Qu’est-ce que les Répons ? Après une leçon, l’Église ne passe pas d’ordinaire immédiatement à la suivante, mais elle aime intercaler un chant qui est comme l’écho de la leçon précédente. Nous trouvons quelque chose d’analogue à la messe. Après l’Épître, on chante un chant intermédiaire, le Graduel. Les répons des matines des trois derniers jours de la Semaine Sainte sont parmi les plus belles pièces de ces matines. Nous entendons tantôt les plaintes du Sauveur souffrant, tantôt celles de l’Église. Ces chants sont d’un ton très varié, tantôt simple, tantôt lyrique, tantôt dramatique.
          
Quelques exemples nous donneront une idée de ces chants. Le Jeudi Saint, l’Église chante au sujet de Judas :
“ Judas, misérable et vénal,
Approcha du Seigneur pour lui donner un baiser.
Le Seigneur, comme un agneau innocent,
Ne refusera pas le baiser de Judas.
Pour quelques deniers
Il livra le Christ aux Juifs.
Il eût mieux valu pour lui ne jamais naître.
Le Vendredi Saint, l’Église chante la mort du Christ.
“ Il y eut des ténèbres
Quand les Juifs eurent crucifié Jésus,
Et, vers la neuvième heure, Jésus cria d’une voix fort :
“ Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ”
Et, inclinant la tête, il rendit l’esprit.
Jésus cria d’une voix forte :
“ Père, en tes mains, je remets mon esprit ”.
Le Samedi Saint, l’Église pleure près du tombeau de son Époux.
“ Jérusalem, lève-toi et quitte tes habits de fête,
Prends le cilice et couvre-toi de cendre
Parce que, chez toi, le Sauveur d’Israël a été mis à mort.
Que tes yeux versent nuit et jour des torrents de larmes
Et que la prunelle de ton œil n’ait pas de repos ”.
Au début des matines, on place devant l’autel un candélabre portant quinze cierges, quatorze jaunes et un blanc. On éteint un de ces cierges après chaque psaume (neuf à matines et cinq à laudes) ; le cierge blanc reste allumé. A la fin, on le porte derrière l’autel ; le chœur fait alors du bruit et on le rapporte sur le candélabre. Cette cérémonie n’avait, au début, qu’un intérêt pratique. Au Moyen Age, on récitait les matines pendant la nuit (c’est pourquoi on les appelait aussi ténèbres). L’extinction d’un cierge indiquait aux fidèles qu’un psaume était fini. Plus tard, on attribua à cet usage une signification symbolique. Les cierges jaunes représentent les disciples qui s’enfuirent les uns après les autres. Le cierge blanc représente Jésus dont la lumière s’éteignit, pendant peu de temps, à sa mort, mais brilla de nouveau à sa Résurrection. Le bruit indique le tremblement de terre au moment de la Résurrection.
              
La conclusion de l’office des Ténèbres est particulièrement saisissante. Quand tous les cierges, même ceux de l’autel, sont éteints et que, par conséquent, l’Église est dans une obscurité complète, tout le monde s’agenouille. On chante alors ce court verset : “ Le Christ s’est fait pour nous obéissant jusqu’à la mort ” ; (le Vendredi Saint, on ajoute au verset : “ jusqu’à la mort de la Croix ”, et, le Samedi Saint, on fait une addition nouvelle : “ c’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom”). On récite ensuite ou on chante le psaume de pénitence, le miserere. Ainsi, devant l’image du Crucifié, nous excitons en nous des sentiments de contrition. Puis, tous se lèvent et s’en vont en silence.
               
Si l’on veut célébrer la Semaine Sainte dans toute sa beauté, il faut connaître l’office des Ténèbres.