LE CARÊME

1. C’est un principe, maintes fois appliqué dans la liturgie, de faire progresser peu à peu les pensées festivales. Nous l’avons déjà vu clairement dans l’Avent. L’Église nous a montré le Roi qui vient, avec une précision grandissante, jusqu’à ce qu’il se tînt devant nous dans sa majesté royale. On peut remarquer quelque chose de semblable dans le temps de la préparation pascale ; il y a comme trois stades dont chacun marque un progrès interne.

1er stade. L’avant-Carême, qui est le temps de l’invitation. L’Église veut nous inviter à bien utiliser le saint temps de la conversion. Nous connaissons déjà la progression des trois dimanches. Extérieurement, c’est un temps dans l’année (tempus per annum), cependant l’Alleluia fait défaut. 

2e stade. Le Carême, le temps du jeûne ; ce temps commence, dans le missel, avec le Mercredi des Cendres ; dans le bréviaire, avec le premier dimanche de Carême (Ce n’est qu’à partir de ce dimanche que commence l’ordinaire de Carême) et il se termine avec la quatrième semaine de Carême. Nous pouvons le caractériser brièvement par les paroles de la Préface : “ Par le jeûne corporel, tu réprimes les péchés, tu élèves l’esprit, tu donnes la vertu et la récompense. “ C’est donc un temps de renouvellement intérieur. Mais le contenu liturgique le plus profond de ce temps est le combat spirituel, la lutte entre la lumière et les ténèbres. Dans ce combat, nous distinguons deux phases, une défensive et une offensive. Dans les deux premières semaines, le Christ et l’Église se tiennent davantage sur la défensive ; dans les deux semaines suivantes, ils passent à l’offensive. Ce qui est typique pour ces deux phases, ce sont les Évangiles du premier et du troisième dimanches. Le premier dimanche, le Christ est attaqué par le diable, le Seigneur le repousse (tentation) ; le troisième dimanche, le Christ attaque, il est le plus fort qui triomphe du fort. De même, sur le champ de bataille de notre âme, il faut passer de la défensive à l’offensive. 

3e stade. Le temps de la Passion. Ce temps est exclusivement consacré au souvenir de la Passion du Christ. Dès le lundi qui suit le quatrième dimanche de Carême, la liturgie commence à s’occuper de la Passion du Seigneur dans ses chants et ses prières. Maintenant, c’est saint Jean qui est notre guide à l’Évangile. Chaque jour, il nous raconte une phase de l’histoire de la Passion morale du Christ. Dans les chants, nous entendons des plaintes sorties de la bouche du Christ. Cependant, avec le dimanche de la Passion, la liturgie sort de sa réserve et parle maintenant ouvertement de la Passion du Seigneur. 

2. Il s’agit maintenant d’entrer dans l’esprit du carême. Par le triple vestibule de l’avant-Carême, nous pénétrons dans le sanctuaire du Carême. Que nous demande le Carême ? Que veut-il nous donner ? La vie divine. C’est le centre et l’étoile de la piété chrétienne. Cette vie divine, le Christ, par son dur combat contre les ténèbres (dans la Passion), l’a conquise au monde ; dans le baptême, il nous l’a communiquée et dans le “ second baptême ”[1] (la pénitence), il la renouvelle. Nous avons là, exprimé brièvement, le contenu principal du temps de Carême : la Passion du Christ — le baptême — la pénitence. 

a) Déjà après Noël et dans les dimanches après l’Épiphanie, l’Église a entonné le chant de la Passion, dans l’avant-Carême, ce chant prend un ton plus accentué ; maintenant, il domine. Le Christ, le héros divin, entre en lutte avec le prince des ténèbres. Dans la première moitié du Carême, on représente surtout l’aspect intérieur de ce combat ; dans la seconde moitié, le thème de la Passion est au premier plan et, dans la Semaine Sainte, il atteint son apogée... Remarquons bien cependant que, comme dans le cycle de Noël, nous ne sommes pas seulement des spectateurs qui s’intéressent à la lutte gigantesque entre la lumière et les ténèbres ; le combat se déroule dans l’âme de chacun de nous ; c’est dans notre âme que le Christ lutte contre le diable. Pour mieux dire, en tant que membres du Christ mystique, nous prenons part à ce combat. Nous devons être en état de chanter, à Pâques, avec notre chef, l’Alleluia de la victoire. Mais la victoire ne peut se remporter qu’en faisant mourir et en crucifiant l’homme naturel. C’est ainsi que, pendant le Carême, nous vivons la Passion du Christ. Nous mourons avec le Christ comme catéchumènes, nous mourons avec le Christ comme pénitents, nous mourons avec le Christ comme disciples du Christ, pour ressusciter avec lui comme des hommes nouveaux. La Passion du Christ n’est pas seulement le motif le plus élevé du renouvellement intérieur ; nous devons, conformément à la doctrine de saint Paul, incorporer la Passion à notre vie qui doit être une participation à la mort du Seigneur. 

b) Le Carême est le printemps de l’année liturgique. Le divin grain de froment, en mourant, doit faire lever une semence nouvelle et magnifique : ce sont les catéchumènes. Le Carême est le temps de préparation au baptême. Dans la primitive Église, le baptême était administré aux adultes. Après une préparation éloignée, qui durait parfois des années, les catéchumènes étaient admis, au début du Carême, au nombre des candidats au baptême (competentes). Dans des offices religieux presque quotidiens (dans la messe des catéchumènes), on les instruisait ; on les soumettait à de nombreux exorcismes et on leur faisait accomplir d’autres actes de pénitence. Les anciennes messes du Carême proviennent de cette époque et ont souvent en vue les candidats au baptême. C’est ce qui explique le ton d’assurance et souvent de joie de ces messes. Le thème du baptême s’élève, maintes fois, jusqu’au thème joyeux de Pâques. La préparation au baptême a, sans doute, son aspect sérieux et grave : la mort du vieil homme ; mais elle a aussi son aspect joyeux : la joie maternelle de l’Église, la transfiguration de l’âme, la joie pascale prochaine. Ces considérations sont d’une grande importance pour comprendre la liturgie de ce temps ; le ton le plus ancien des textes liturgiques n’est pas la pensée sévère de la pénitence, mais la pensée joyeuse du baptême. 

c) Le Carême est aussi le temps du “second baptême”, du baptême pénible — de la pénitence - ; c’est le temps du renouvellement intérieur. Dans l’antiquité, les pécheurs devaient se soumettre, pendant le Carême, à la pénitence publique ; le mercredi des Cendres, après avoir reçu la bénédiction solennelle des pénitents, ils revêtaient l’habit de pénitence, demeuraient exclus, jusqu’au Jeudi-Saint, de la communauté des fidèles et n’étaient admis qu’à la messe des catéchumènes. Le thème de la pénitence est le troisième et le plus récent dans les messes de Carême (spécialement des jeudis). Il pénétra peu à peu dans la liturgie après la cessation du catéchuménat. Ce thème est, pour nous, le plus accessible et, pour les chrétiens modernes qui considèrent souvent la vie chrétienne du point de vue de la lutte contre le péché, c’est le plus intelligible. Considérons-nous comme des pénitents ; recevons, avec la croix de Cendres, la bénédiction des pénitents, sans cependant être exclus de la communion de l’Église (au Moyen Age, le parement de Carême était comme une excommunication volontaire) et cherchons à entrer dans le véritable esprit de pénitence de l’Église. 

Et nous, les fidèles ? Comment devons-nous utiliser le Carême ? Ce n’est pas l’instruction qui est l’affaire principale pour la liturgie, mais la vie divine. Les messes de Carême nous donnent, sans doute, des enseignements sur le renouvellement intérieur (un peu à la manière d’une conférence de retraite). Cependant, le but des lectures de la messe est moins l’instruction que la représentation de l’efficacité de la grâce. C’est pourquoi l’antique liturgie romaine aime représenter, dans les lectures de la messe, les actions dramatiques, c’est-à-dire des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Les leçons et tout le texte propre des messes sont le plus souvent des images et des paraboles de la grâce de Rédemption, qui a été méritée par la mort du Christ et qui est communiquée à l’Église dans ses membres. Cette grâce nous est appliquée soit par le Baptême (ou la Pénitence), soit par l’Eucharistie. Ce sont les deux grandes sources du salut. Le Baptême est le commencement ; l’Eucharistie, le développement et l’achèvement. Cependant ces deux sacrements ont essentiellement le même effet. Il en résulte que non seulement les catéchumènes et les pénitents, mais encore les fidèles, doivent tirer des fruits du Carême. A tous, il apporte la grâce de Rédemption : aux uns la grâce commençante encore en germe, aux autres la grâce complète dans sa maturité. L’Évangile de la guérison de l’infirme, malade depuis 38 ans, est un exemple typique. Nous y trouvons représentés et symbolisés le Baptême, la Pénitence et l’Eucharistie. Le catéchumène est vivifié dans le bain de l’eau ; le pénitent, dans le bain de la Pénitence ; le fidèle, dans le sang du Christ. Le Christ opère ce miracle pendant le Carême, dans sa plus haute réalité, par le Baptême, la Pénitence, l’Eucharistie. Le caractère symbolique des miracles de l’Ancien et du Nouveau Testament est très important pour comprendre le temps du Carême. 

Nous voyons donc que le temps de Carême signifie la grande période de Rédemption, non seulement pour les catéchumènes et les pénitents, mais encore pour les fidèles parfaits. Les catéchumènes atteignent par le Baptême (dans la nuit de Pâques), les pénitents, par la réconciliation, le Jeudi-Saint, le but pour lequel le Carême doit les mûrir ; quant aux fidèles, ils reçoivent, à la messe quotidienne de Carême, une mesure plus élevée et plus complète de vie divine. Ils doivent, le Jeudi-Saint, être débarrassés de toutes les scories et de toutes les laideurs du péché, et, dans la nuit de Pâques, posséder l’accroissement et la maturité de la vie divine. 

3. Ce qui est encore important pour comprendre la liturgie du Carême, c’est l’office des stations. La communauté chrétienne de Rome se rassemblait, à certains jours, dans une église (église de rassemblement — ecclesia collecta), et s’en allait, en procession, avec le pape, dans une autre église, l’église de station (statio). Cette église était d’ordinaire l’église titulaire d’un saint célèbre. C’est là qu’on célébrait la messe. 

La communauté se représentait d’une manière si vivante le saint de station, qu’il lui semblait le voir, en personne, présent dans son assemblée. C’est pourquoi le Missel dit encore aujourd’hui : Statio ad Sanctum Paulum. Cela veut dire que l’office religieux est célébré non seulement dans l’église de Saint-Paul, mais encore près de saint Paul lui-même. Il faut donc, dans l’office de station, se représenter saint Paul comme présent, comme le chef et le modèle de la communauté. Il faut même aller plus loin : la communauté rassemblée contracte avec le saint une union mystique ; elle participe à la gloire de ce saint et, dans sa personne, jouit, par avance, au Saint-Sacrifice, du retour du Seigneur. 

Mais quelle signification a l’office des stations pour le temps de Carême ? L’antique Église de Rome voulait sanctifier ce temps important de la vie commune ecclésiastique, par la célébration quotidienne de l’Eucharistie ; elle voulait relever l’efficacité de cette célébration par la réunion de toute la communauté, par la procession de station, par l’église de station. Le Baptême, la Pénitence, l’Eucharistie intéressaient toute la communauté ; en commun, les catéchumènes, les pénitents, les fidèles passaient en procession à travers les rues, chantaient et priaient. Le zèle de chacun devait exciter les autres, la ferveur première des catéchumènes devait édifier tout le monde. Ensuite, le lieu saint, l’église du saint de station, devait avoir son efficacité. L’exemple de ce saint, sa parole, sa personne même exerçaient une action vivante sur l’assemblée. Telle était la méthode de conversion de l’ancienne Église. L’opus operantis renforçait l’opus operatum. A l’efficacité intérieure de l’Eucharistie s’alliait la puissante action psychologique propre à l’office de station. Essayons de rendre la chose plus claire. L’ancienne Église ne connaissait pas la célébration quotidienne de la messe ; or, pendant le Carême, la messe a lieu presque tous les jours ; le domnus apostolicus, le pape, est présent ; les catéchumènes et les pénitents sont une prédication vivante ; la procession commune, l’affluence de nombreux fidèles, l’église vénérable, le tombeau d’un saint célèbre, tous ces éléments psychologiques ont leur importance. L’office de station a souvent exercé une si grande influence sur le choix des péricopes et des chants, que nous ne pouvons les comprendre que de ce point de vue. C’est pourquoi nous en tiendrons toujours compte dans l’explication de la liturgie de la messe. 

4. Dans le temps de Carême qui va commencer, les fêtes des saints passent au second plan. Le prêtre a le choix entre la messe de Carême et la messe des saints (sauf aux fêtes de 1ère et 2ème classe). Mais il est dans l’esprit de la liturgie de célébrer toujours et exclusivement les antiques et vénérables messes du Carême. Par conséquent, nous n’expliquerons que les messes du Carême et nous traiterons brièvement la vie des saints. Le fidèle doit toujours lire la messe du Carême, même quand le prêtre prend la messe des saints. Il est à souhaiter que le plus grand nombre possible de pasteurs des âmes célèbrent la liturgie du Carême pour le plus grand bien spirituel des fidèles. 

Les rubriques prescrivent que, pendant tout le temps de Carême (à l’exception du dimanche Laetare), le diacre et le sous-diacre ne portent pas de dalmatique et de tunique aux messes du temps. Dans les grandes églises, on doit porter, en place, la casula plicata (une chasuble repliée). De même, pendant tout le Carême, on ne doit pas orner les autels de fleurs et les orgues gardent le silence. Pendant les trois premiers jours de Carême (du mercredi au vendredi), on célèbre les Vêpres à l’heure ordinaire ; à partir du samedi, et sauf le dimanche, on les célèbre avant le repas principal (midi). L’Église veut, par là, rappeler et honorer l’usage des premiers chrétiens qui, les jours de jeûne, ne mangeaient pas avant le soir. Les complies se récitent toujours avant d’aller dormir. 

LES QUATRE PREMIERS JOURS 

Ces quatre premiers jours sont d’origine récente. Jusqu’à saint Grégoire 1er, le Carême commençait avec le premier dimanche. Leur contenu est très instructif et ils nous font pénétrer dans l’esprit du jeûne chrétien. Les pensées principales sont : gardons-nous d’un jeûne purement extérieur, d’une pénitence pharisaïque ; jeûner (mercredi), prier (jeudi), faire l’aumône et exercer la charité (vendredi), observer les commandements (samedi), dans un véritable esprit de pénitence, tels sont les exercices extérieurs du temps de Carême. 
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[1] Cette expression qui revient souvent chez les Pères, ne veut pas dire, bien entendu, que le baptême est réitéré. Pour les péchés commis après le baptême, que le baptême ne peut plus remettre, la pénitence est la “ seconde planche de salut après le naufrage ”.