JEUDI DE LA SEMAINE DE LA PASSION

Station à Saint-Apollinaire
     
Notre âme, la pénitente, lave les pieds du Seigneur.
      
C’est aujourd’hui le dernier jeudi avant le Jeudi-Saint, avant le jour du lavement des pieds, de l’institution de la Sainte Eucharistie, de l’agonie du Seigneur. Dans huit jours aujourd’hui, les pénitents, fondant en larmes, s’agenouilleront à la porte de l’église ; ils laveront en quelque sorte les pieds du Christ avec leurs larmes. Alors, leur “ captivité de Babylone ” sera terminée. La messe d’aujourd’hui est une anticipation de la réconciliation des pénitents : c’est nettement une messe de pénitents.
      
C’est pourquoi les antiennes directrices du jour ne sont pas tirées de l’Évangile du jour, mais empruntées au Jeudi-Saint : “ Le Maître dit : mon temps est proche, je fais la Pâque chez toi avec mes disciples ” (Ant. Bened.). “ J’ai désiré, d’un ardent désir, de manger cet agneau pascal avec vous avant que de souffrir ” (Ant. Magn.). Le matin, comme le soir, la pensée directrice est celle de la Cène.
     
1. La messe (Omnia quae). — Nous nous rendons dans l’église de station de saint Apollinaire. Le célèbre évêque de Ravenne, le disciple de saint Pierre, que l’Église fête le 23 juillet, était aussi très honoré à Rome. On lui dédia une basilique qui devint église de station. — La messe présente une unité parfaite d’impression et de contenu. Les sentiments de pénitence de Madeleine et de Daniel en exil sont les mêmes ; c’est le même abandon à Dieu, le même désir d’expier. Ce sont ces sentiments que nous devons nous approprier en tant que pénitents. La leçon et trois chants psalmodiques nous conduisent en exil. L’Église aime, en effet, comparer le Carême avec la captivité des Juifs à Babylone. La leçon est une émouvante prière de Daniel, pour demander le pardon de son peuple : “ Ne détruis pas, ô Dieu, l’alliance que nous avons brisée par nos péchés, nous sommes abattus par le péché, mais, dans notre esprit d’humilité et avec notre cœur contrit, reçois-nous. Que notre sacrifice d’expiation te plaise ! Maintenant nous voulons te servir ”. Puissent ces paroles être pour nous la vérité ! Nous trouvons dans l’Introït des pensées de pénitence semblables : “ Ton jugement sur nous est juste, nous avons péché — mais maintenant agis selon ta miséricorde ”. Il y a, dans le psaume 118, une ardente aspiration vers l’innocence : “ Bienheureux ceux qui marchent dans l’innocence... ” Dans leur patrie, les Juifs avaient foulé la Loi aux pieds ; maintenant, dans l’exil, ils ont appris à l’aimer. C’est désormais le seul lien qui les rattache à Dieu, car “ il n’y a plus de temple, de sacrifices...” (les pénitents, eux non plus, n’ont pas le droit de participer au Saint-Sacrifice, eux non plus ne peuvent plus honorer Dieu que par la pénitence et l’obéissance). A l’Offertoire, la communauté pénitente chante la touchante élégie de l’exil et de la nostalgie : “ Sur les fleuves de Babylone, nous nous sommes assis et nous avons pleuré en nous rappelant Sion... ” Les fidèles chantent ce cantique nostalgique au nom des pénitents qui viennent justement de quitter l’église. Nous soupirons, nous aussi, vers la grâce du pardon, vers Pâques. Tout ce que pouvait produire l’Ancien Testament était ceci : la reconnaissance des péchés, l’acceptation de la peine, le repentir profond. Le Nouveau Testament est bien plus consolant : il nous donne la grâce du pardon. L’Évangile nous raconte la conversion de la Madeleine (Saint Grégoire le Grand et les textes liturgiques identifient Marie-Madeleine et la pécheresse). “ Quand je pense à Marie-Madeleine, j’aimerais mieux pleurer que de parler. Il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas se sentir poussé à la pénitence par les larmes de la pécheresse” (Saint Grégoire). Le Sauveur se montre l’ami des pécheurs. Il accepte l’invitation du Pharisien, tolère son manque d’égard afin de pouvoir verser sur un cœur malade le baume du pardon, bien plus, pour dire au monde entier qu’il est prêt à pardonner à tous les pécheurs. Quelle parole consolante pour tous les pécheurs : “ Beaucoup de péchés lui ont été remis parce qu’elle a beaucoup aimé ! ” Madeleine sera admise, plus tard, la première, à saluer le Ressuscité. Elle symbolisera, dans tous les temps, l’amour de Jésus pour les pécheurs. Cette péricope n’est-elle pas une douce consolation pour les pénitents ? Elle leur dit que le péché n’empêchera pas l’ascension de leur âme ; ils pourront même, par un grand amour du Christ, dépasser les fidèles.
     
2. Le psaume 136. — Il y a peu de psaumes, dans le psautier, qui, dès la première lecture, fassent une aussi profonde impression que celui-là C’est une élégie émouvante.
Sur les fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions en nous souvenant de Sion.
Aux saules de ses vallées, nous avons suspendu nos harpes.
Ceux qui nous avaient emmenés nous ordonnaient de chanter des chants joyeux.
Nos oppresseurs nous demandaient :
“ Chantez-nous un cantique de Sion ”
Comment pourrions-nous chanter un cantique du Seigneur sur la terre étrangère ?
Si jamais je t’oublie, Jérusalem, que ma main se dessèche.
Que ma langue se colle à mon palais, si je cesse de penser à toi, si je ne place pas Jérusalem au premier rang de mes joies.
Souviens-toi, Seigneur, comment les enfants d’Édom,
Au jour de malheur de Jérusalem, criaient :
“ Détruisez-la, détruisez-la
Jusque dans ses fondements ”
Et toi, fille de Babylone, malheureuse,
Heureux celui qui te rendra le mal que tu nous as fait !
Béni celui qui saisira tes petits enfants et les brisera contre la pierre !
Ce psaume nous transporte aux pénibles jours de la captivité de Babylone. Loin de Jérusalem, du temple, des lieux de bénédiction et de joie, le peuple juif est assis, inconsolable, parmi les saules, près du grand fleuve de Babylone. On n’entend plus de chant ; les harpes se sont tues et les captifs ne peuvent plus que verser des larmes de regret et de deuil (1 a). Pourtant, le tableau devient encore plus émouvant. Soit par une dérision méchante, soit par sympathie réelle, leurs vainqueurs leur demandent de chanter leurs saints cantiques qui sont universellement célèbres (1 b). Mais les Juifs repoussent une telle prétention : “ Comment pourrions-nous chanter les chants du Seigneur sur la terre étrangère ? ” Ce serait les profaner, ce serait “ oublier Jérusalem ”. Ce serait une ingratitude envers notre chère Sion, nous ne pouvons pas. Alors le psalmiste lève sa main droite et jure solennellement de ne jamais prêter sa main à, un tel jeu, sa langue à un tel chant. Il va même jusqu’à prononcer contre lui-même une imprécation : il demande que sa main se dessèche et que sa langue se colle à son palais s’il vient à manquer à, son vœu (2). Chez l’homme naturel, non racheté, l’amour ardent s’unit à, la haine contre ceux qui s’opposent à cet amour. Aussi l’amour de Sion, à qui il jure un serment de fidélité, porte le psalmiste à prononcer de terribles malédictions contre les auteurs de son malheur et ceux qui se sont réjouis de ce malheur. Rien n’avait tant indigné les Juifs que l’attitude hostile de leurs antiques rivaux, les Édomites, au moment de la ruine de Jérusalem. Ils les entend encore exciter les destructeurs en leur criant, pleins de joie maligne : “ Détruisez-la, détruisez-la jusque dans ses fondements. ” La dernière malédiction du psalmiste est adressée à l’impitoyable Babylone qui a accablé le peuple juif de malheurs indicibles. Cette effroyable malédiction termine d’une manière énergique ce psaume d’une grande beauté psychologique.
     
Nous mettons aujourd’hui ce psaume dans la bouche des pénitents. Eux aussi, dans un deuil semblable, sont éloignés de la patrie et “assis sur les fleuves de Babylone” ; avec la même ardeur, ils implorent la réconciliation avec l’Église. Nous aussi, nous pouvons partager ce deuil et cette ardente imploration.
     
3. Les oraisons. — Assurément l’Évangile, d’une si fine psychologie, les passages qui traitent de la captivité de Babylone, les deux antiennes qui nous parlent de la Cène, fournissent une riche matière pour nourrir notre vie intérieure. Cependant, comme nous sommes trop enclins à négliger les courtes oraisons, faisons-en l’objet d’une méditation particulière. Quel aliment fournissent-elles à notre vie intérieure ?
     
La collecte. La dignité de la nature humaine a été blessée par l’intempérance ; c’est pourquoi nous demandons que cette dignité soit réparée par la tempérance (le jeûne). Quelle profonde pensée ! Comme le jeûne nous apparaît sous un nouveau jour ! L’intempérance d’Adam a introduit le péché ; il nous faut donc vivre avec tempérance pour surmonter le péché. La gourmandise d’Adam et d’Eve a profané la noblesse de la nature humaine, notre jeûne doit la rétablir. Le jeûne est donc un remède contre la blessure que le premier homme a faite à notre nature. Il s’agit du jeûne au sens large ; l’oraison emploie le mot parsimonia-modération, abstinence. Ce mot rappelle l’hymne : “ Utamur ergo parcius verbis cibis et potibus, jocis... ” (Soyons plus modérés, dans les paroles, la nourriture et la boisson, le sommeil et les plaisanteries). Ainsi donc, le Carême nous apparaît sous un nouvel aspect, comme un temps de cure et de réforme de la nature humaine blessée par le péché originel.
      
La secrète considère les oblats. le pain et le vin ; ce sont des productions naturelles destinées par Dieu à nous nourrir et à soutenir notre faiblesse corporelle — ce sont ces offrandes que Dieu réclame de préférence pour son Saint-Sacrifice ; elles doivent être, aussi, un secours pour la vie spirituelle sur la terre et un mystère pour l’éternité.
      
La postcommunion nous est connue ; le prêtre la récite chaque jour à l’ablution du calice ; elle est ici à sa place primitive. L’oraison distingue entre la communion de la bouche et la communion de l’âme. On peut recevoir la Sainte-Eucharistie seulement par la bouche, sans la prendre d’un cœur pur et la conserver de même. Les saintes espèces sont un don temporel, elles disparaissent vite, mais l’effet spirituel peut et doit être éternel.
      
L’oraison sur le peuple présente, elle aussi, de belles pensées. Nous devons être remplis d’horreur pour le péché, car Dieu, lui aussi, l’a en horreur. Ce qui déplaît au Père, le fils doit le rejeter. Bien plus, un bon enfant doit observer avec une véritable joie les ordres et les commandements de son père. Telle est la prière que l’Église fait pour nous.